Elle sourit. Elle est heureuse, insouciante. Du haut de ses vingts-deux ans, elle pense croquer la vie à pleine dent - parfois elle se sent invincible, plus forte encore que batman, superman ou n'importe lequel de ces super-héros fictifs et débiles. Pour une fois, elle a confiance : confiance en elle, confiance en l'avenir, tout simplement confiance en la vie. Elle vient tout juste d'obtenir son diplôme et, à seulement vingt-deux ans, la jolie Lizbeth se destine à une brillante carrière. Gestionnaire social, ça ne parle à personne, et pourtant c’est ce qu’elle, elle va passer sa vie à être. Elle se sent tellement bien, à tel point qu’elle ne réalise même plus que tout ça, elle ne l’a jamais vraiment voulu. Ils sont tous réunis pour fêter son entrée dans le monde du travail – ses parents bien-sûr, sa grande sœur, ses cousins, mais aussi ses tantes, ses oncles… Y’a probablement même des gens que Lizbeth n’a jamais croisé de sa vie dans cette immense salle, mais pour le coup, elle s’en fout complètement ; les visages défilent, tous la félicitent, un peu comme si elle venait de donner naissance au plus beau bébé du monde, ou bien comme si elle avait enrayé la famine dans la surface de la terre. Sauf que non, en fait elle vient juste d’avoir son diplôme – mais la famille Fortenberry n’est pas vraiment une famille comme toute les autres, disons que quand ils réussissent quelque chose, il faut que le monde entier finisse par être au courant. Et là, en l’occurrence, c’est l’éducation de leur seconde fille qui a été, apparemment, totalement réussie.
Balayant la salle du regard, un sourire se dessine sur le visage de la jeune femme alors que ses dents capture sa paille pour boire une fraiche gorgée de boisson non-alcoolisée. Les petites étoiles dans ses yeux sont visibles, un peu comme si elle était la femme la plus heureuse du monde, en fait. Elle se sent grande, elle se sent forte, indestructible. Et pourtant… Elle est simplement jeune, naïve, voir même un peu stupide de penser que sa vie se résumera à ça. Des grandes salles remplies de gens qu’elle connait à peine. Parait qu’on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, à vingt-deux on croit l’être, mais on a tout faux. Pourtant tout est tellement beau, ce soir…
C’est drôle comme, en si peu de temps, une vie peut basculer. Certains diraient dix ans, d’autre un peu moins – il ne fait pourtant aucun doute qu’une vie peut basculer en quelques secondes, juste le temps d’une petite erreur. Et en une fraction de seconde, tout est foutu.

Un petit sourire en coin, comme pour se convaincre que c'est pas encore tout à fait la fin. Elle y croit à peine, mais pourtant il faut bien faire semblant ; c'est elle la petite sœur, mais aujourd'hui, exceptionnellement, elle devra jouer la grande. Ses doigts serrent très forts ceux de sa grande sœur qui, dans quelques minutes, ira se faire retirer cette saloperie. « Lizzie, j'te jure, tu répètes encore une seule fois que t'es désolée et tu te souviendras de ce jour toute ta vie. » Lizbeth tourne instinctivement la tête vers sa sœur, comme si elle avait, juste l'espace de quelques secondes, complètement oublié sa présence. Elle feint un énième faux sourire tandis que ses yeux bleus se perdent dans le regard clair de sa grande sœur. « Je risque pas de l'oublier, ce jour, » lance-t-elle comme pour enfoncer un peu plus le couteau dans la plaie. Elle, elle est la pessimiste, celle qui s'est finalement rendu compte que bah, la vie c'est nulle, et après on meurt. Sa sœur, elle est pas comme ça : elle elle est optimiste, toujours le sourire aux lèvres, et même sur un lit d'hôpital, elle trouve le moyen de faire des blagues, tiens. Seulement, elle a toujours su lire dans les yeux de sa petite sœur et, si c'est elle qui est malade à cet instant, Lizbeth semble pourtant être la plus chamboulée par tout ça. « Tout va bien se passer Lizzie, t'inquiète pas. » Son sourire est tellement réconfortant que Lizbeth y croirait presque, tiens. Elles ont peur toutes les deux, mais comme d'habitude, c'est la grande sœur qui rassure la petite. Même malade, même affaiblie, même à deux doigts de se faire opérer, la grande sœur conserve son rôle tandis que la petite se contente d'avoir peur, et même d'imaginer le pire.« Je t'aime Charlie, j'espère que tu le sais. » La plus petite n'est pas du genre à dire ce qu'elle a sur le cœur, mais certaines situations méritent que certaines règles soient transgressées, et celle-là en fait partie. Le regard bienveillant de la malade confirme que ce sentiment est totalement réciproque, mais elle s'empêche de le dire à haute voix, pour une raison bien simple. « Tu me diras ça quand je serai sortie, hein. » Ça ne doit pas ressembler à des adieux, non. C'est juste une opération banale, une du genre où le patient entre malade et ressort guérit. Point barre, rien de plus compliqué. Si Charlie répond à sa sœur, ça voudra dire qu'elle aussi, elle a peur. Peur d'avoir mal, peur de ne pas se réveiller, et surtout peur de ne plus jamais revoir sa sœur. Personne n'a comprit pourquoi la vie avait frappé un si grand coup à la face de cette petite blonde qui, au fond, n'avait rien demandé à personne. Mais elle allait se battre, elle serait forte, et elle n'avait nullement l'intention de laisser ce cancer du sein avoir raison d'elle. Elle était la plus grande des deux, et sûrement la plus forte et alors, si aujourd'hui elle avait peur, elle ne pouvait pas le montrer. « Bon tu bouges pas hein, j'en ai pour deux minutes, je reviens. » Une dernière petite blague avant que leurs mains froides ne finissent par se lâcher, et voilà, sous les yeux brillants de tristesse et rougis de peur, Lizbeth voit sa sœur s'éloigner d'elle. Elle a peur, peur qu'elle ne revienne jamais. Elle lui a dit qu'elle l'aimait, et elle n'a rien reçu en retour. Elle fait un pas en arrière, se retient pour ne pas tomber – oui, aujourd'hui Lizbeth est à des kilomètres d'imaginer que c'est comme ça que tout va commencé...

« Ma sœur m'avait promis que j'oublierai jamais ce jour, et je le savais déjà. Pourtant, j'étais loin d'imaginer à quel point ce fameux jour deviendrait si spécial à mes yeux. Au cours de cette journée, j'ai fait face au destin, et ma sœur a été sauvée. Mais surtout, ce jour-là, j'ai rencontré celui qui allait devenir l'homme de ma vie. » Lizbeth soupire ; elle n'est plus trop sûre de savoir son texte, disons qu'elle l'a préparé il y a déjà des mois et que, depuis, elle n'a cessé de le relire, plusieurs fois par jour. Pourtant, il y a toujours cette petite appréhension, cette peur d'oublier ce qu'elle a écrit, de buter sur les mots, ou tout simplement de ne plus savoir quoi dire. Une main frôle son épaule tandis que la coiffeuse pose une dernière barrette dans ses cheveux dorés et, alors qu'un joli sourire se dessine lentement sur ses lèvres, Lizbeth ne peut s'empêcher de douter. « J'suis grosse, non ? » C'est plus fort qu'elle: aujourd'hui c'est son jour, et elle a tout simplement pas le droit de se planter. Pourtant, à cet instant précis, tout ce qu'elle a pu faire lui paraît nul : le choix de sa robe, son petit texte tout mielleux et tout le reste... A ses yeux, ce qui lui semblait totalement parfait quelques heures auparavant devient soudainement trop, ou pas assez. Bref, rien ne semble plus être à son goût, à quelques exceptions près. « T'as pas bientôt fini de dire n'importe quoi ? T'es sublime, tout le monde n'aura d'yeux que pour toi, et ton mari va adorer, tu verras. » Un immense sourire prend alors place sur ses lèvres, plus beaux que tous ceux qu'elle a arboré jusqu'à présent. Son mari. Depuis le temps qu'elle en rêve, sérieusement ! C'est aujourd'hui et si pour l'instant, rien n'a, à ses yeux, l'air de se dérouler comme prévu, Lizbeth se doute que dans quelques heures, tout sera exactement comme elle le voulait, et surtout, comme elle l'imaginait : absolument parfait.
Ça s'est passé comme ça, sans qu'elle ne puisse s'y préparer. Elle avait besoin de quelqu'un, et miraculeusement, il était là. Au moment précis où elle a croisé son regard limpide, elle a su. Ça a commencé par les battements de son cœur, qui se sont brutalement mis à faire n'importe quoi. Et, alors, au sourire niais qui a pris place sur ses lèvres lorsqu'il lui a avoué qu'il devait savoir son nom, elle a tout de suite compris de quoi il s'agissait. Ça s'appelle un coup de foudre, ni plus ni moins. On raconte que l'idéal, c'est d'aimer, mais surtout de l'être en retour, et allez savoir comment ça s'était passé, ou même pour quelle raison – sérieusement, Lizbeth n'en savait foutrement rien – son coup de foudre avait été réciproque. Ils n'avaient pas trop attendu avant d'officialiser leur relation – je pense qu'une fois que tu es sûre de toi, alors le reste suit. Fortenberry n'avait jamais vraiment été du genre à avoir confiance en elle, et elle ne prenait pas de décisions sur un coup de tête non plus ; pourtant, elle avait senti que c'était le moment idéal pour écouter son cœur. Et voilà qu'aujourd'hui, elle s'apprêtait à épouser un certain Izalys, ou tout simplement l'homme qui faisait battre son cœur.
La petite blonde inspire une grande goulée d'air avant de se mettre debout. Elle sent ses jambes hésitantes, et elle se retient un instant à la chaise pour ne pas tomber ; ce serait trop dommage de gâcher la coiffure qui était à présent terminée et, surtout, de prendre le risque de froisser la robe. Non, tout allait très bien se passer, il fallait juste qu'elle réunisse assez de courage pour affronter le regard de tous ces gens. Elle n'aimait pas vraiment être au centre de l'attention, en fait ça la mettait toujours un peu mal à l'aise. C'était une bien drôle de sensation : d'un côté, elle n'avait pas envie de voir tous les regards posés sur elle, ni de choisir qui elle devait regarder. D'un autre côté, elle n'avait envie d'être nulle part ailleurs... Sauf peut-être aux côtés de cet homme qui transformait peu à peu son existence si futile en un véritable rêve éveillé.

Elle sent une main se glisser dans la sienne et, alors, elle se rend compte que c'est le moment. Un dernier regard complice en direction de sa grande sœur, puis elle se laisse guider par son père qui, d'un pas lent et majestueux, l'attire jusque l'allée centrale. Jusque Izalys. Jusqu'au bonheur absolu, indéniable... Parfait. Enfin, presque.

« Je suis désolé, Liza. » Cette phrase résonne dans la tête de la petite blonde, tandis que son regard fixe encore et toujours le même objet. Le silence dans la pièce est flagrant, presque effrayant en fait, et pourtant dans sa tête, c'est un peu Bagdad. Un ramassis de pensées se baladent, butant parfois les unes contre les autres, mais sans jamais quitter son esprit. C'est toujours la même chose, toujours les mêmes mots, toujours les mêmes reproches. Toujours la même incompréhension, aussi. Ça a beau faire des semaines, de longues heures qui s’enchaînent les unes après les autres, elle n'y comprend toujours rien. Il lui arrive souvent de penser que tout est sa faute, que rien de tout ça ne serait arrivé si elle n'avait pas fait ces choix précis, ou bien que jamais plus elle ne trouvera le bonheur. Et parfois, dans les plus mauvais jours, elle se dit que c'est elle qui aurait du être dans cette voiture, sans ceinture, ou bien encore qu'elle ferait mieux de mettre fin à ses souffrances tout de suite. Ça fait des semaines et, au fond, rien n'a changé depuis qu'elle a perdu sa fille. C'est comme un vide, finalement. Comme si, lorsque la respiration de la petite s'est brutalement arrêtée, elle s'est en même temps emparé du cœur de Lizbeth, l'a pressé très fort, avant de le balancer très loin. C'est un vide intersidéral, profond et, quelque part, Lizbeth saigne toujours. Elle saignera probablement jusqu'à la fin des temps.
Jetant un œil sur les fleurs et tous les morceaux de papier qui ont été envoyé, la jeune femme sent son souffle se couper lorsque ses yeux glissent instinctivement vers la photo, toujours posée sur le meuble. Une petite enfant au regard pétillant de bonheur et au sourire éclatant. Lizbeth entend encore ses éclats de rire lorsque son père la prend dans ses bras et qu'il la chatouille. Une perle salée glisse tout doucement le long de sa joue rougie et, alors, même si son regard se floute doucement, la jeune femme est totalement incapable de détourner les yeux. Tout ce qu'elle a perdu se trouve ici. Il ne reste plus rien, tout lui a été pris, boum, envolé. Et alors, comme on dit, il ne lui reste plus que les yeux pour pleurer.

Les mois s'écoulent, et tout est toujours pareil. Les jours pourraient se ressembler mais, au lieu de ça, la pointe de culpabilité qui envahit Lizbeth semble enfler de jour en jour, accompagnant douloureusement sa peine. Au fond, non, tout est loin d'être pareil, car avec le temps, c'est la situation qui empire. Alors que les blessures vives sont censées devenir pastelles, la blonde est toujours victime du même malaise, du même mal-être. Au fond, elle ne comprend toujours pas, mais peut-être que ce n'est plus ça, le plus blessant. Non, ce qu'elle ne supporte plus, c'est le fait d'être visiblement la seule à avoir mal, la seule à souffrir, la seule à pleurer encore... C'est comme si le temps avait fait son effet sur le reste du monde, comme si, à présent, tout le monde avait oublié cette petite bouille haute comme trois pommes qui avait bêtement, et surtout pathétiquement perdu la vie. Tout le monde, sauf Lizbeth. Elle, elle doit toujours vivre avec ce trou béant dans la poitrine, et elle ne comprend toujours pas pourquoi. Il faudrait qu'elle en parle à quelqu'un, mais c'est comme si personne ne pouvait la comprendre. Au fond, qui a vécu ce qu'elle a vécu ? Elle se sent seule, effroyablement seule, et le restera à jamais.

« S'il-te-plaît, ne complique pas les choses. Je te demande juste de signer ces morceaux de papier, s'il-te-plaît... » Sa voix, jadis douce et tendre, se veut à présent presque froide, et surtout las. Elle est fatiguée de tout ça, et veut simplement que cela se termine. Elle n'en voit pas la fin, elle n'en peut plus, elle veut voir tout ça s'arrêter. Arriver au bout du tunnel, et finalement en sortir. Voilà pourquoi elle a demandé le divorce. C'est même pas qu'elle ne veut plus, mais elle ne peut plus vivre avec Izalys. C'est trop de souvenirs douloureux qui se bousculent en elle à chaque fois qu'elle le voit – c'est insupportable. Non, jamais elle n'aurait cru que la présence de son mari lui deviendrait si difficile, mais personne ne peut se vanter de pouvoir prédire l'avenir. C'est la seule solution qu'elle ait trouvé : divorcer. Sans même réfléchir à ce qu'elle allait faire après. Comme si le fait de se séparer de son mari allait balayer d'un seul grand coup tout ce qu'elle venait de vivre. Elle avait conscience que jamais plus ces souvenirs ne quitteraient son esprit – d'un autre côté, elle avait l'espoir de pouvoir vivre un jour en paix. Son acte était totalement désespéré, et elle ne s'en rendait qu'à peine compte. Elle espérait pouvoir recommencer à vivre ; mais comment on reprend son souffle quand la seule personne qui nous permet de respirer s'éloigne, par notre propre faute ? Sans plancher plus sur la question, Lizbeth s'empare de ses quelques valises, et s'approche de la porte. Un dernier coup d’œil sur la maison, sur les souvenirs et sur Izalys pour se remémorer, une énième fois, tout ce qu'elle a perdu.

Et les coeurs qui furent si légers hier,
retombent les deux pieds sur terre.

Perséphone avait quitté la terre, emportant avec elle les ultimes rayons du soleil. Elle avait laissé place à un ciel sombre, à des journées trop courtes pour être pleinement vécues, et à un vent effroyablement glacial. Mais elle n'avait pas seulement emporté la lumière; dans sa course effrénée, elle avait pris soin d'emmener le cœur meurtri de Lizbeth, la tirant de force jusqu'aux Enfers. Jamais plus le printemps ne renaîtrait dans le cœur de la belle.

Elle regarde celui qu'elle a aimé s'en aller au loin, sans un dernier regard, sans un dernier mouvement de recul. Rien, juste lui et sa silhouette sombre, de plus en plus floue, qui s'éloigne, d'une démarche droite & assurée. Est-ce que c'est la fin ? Elle ne sait pas, elle ne sait plus. Peut-être bien que leur histoire s'est terminée au moment précis où le coeur de la petite s'est arrêté – et peut-être bien que leur histoire n'aura jamais de fin. Perdue dans le froid de cette sombre soirée, Lizbeth ne sait plus. A-t-elle déjà su, au moins ?
Est-ce qu'elle a choisi pour deux ? Est-ce qu'en prononçant cette phrase elle vient, à jamais, de sceller leur destin ? Il est peut-être trop tard pour ça, mais c'est maintenant qu'elle s'en rend compte : elle avait toutes les cartes en main & régnait en parfaite maîtresse sur leur royaume carbonisé. Elle n'avait qu'un mot à dire, un geste à faire, et il s'exécutait. Depuis le début, c'était elle, le maitre du jeu. On dit toujours qu'on se rend compte de la valeur des choses au moment où on les perd, et c'est à cet instant précis que le coeur de Lizbeth quitta sa poitrine, s'incrustant maladroitement dans les pas décidés d'Izalys. Il s'éloigne. Bientôt, il ne sera plus qu'une ombre, au coin de la rue. Tout comme elle. Et c'est le coeur de Lizbeth qui s’éteint doucement, tandis que leur petit monde n'est plus que braises, & cendres.
Elle regarde celui qu'elle a aimé s'en aller au loin, et elle ne peut plus bouger, immobile ; son coeur ensanglanté refuse de voir que cette page ne se tournera pas tant que son auteur ne l'aura pas souhaité. Et elle ne la voit pas, cette faible lueur d'espoir, trop aveuglée par le silence d'un millier de coeurs brisés.